Individuation et citoyenneté

La question de la participation est très présente dans la vie démocratique de nos sociétés occidentales depuis une vingtaine d’années. Dans un contexte de remise en question de nos démocraties représentatives, la participation citoyenne apparaît comme la clé de tous les maux, qui viendrait restaurer une légitimité perdue, donnant aux débats et décisions politiques un caractère plus inclusif et délibératif. Pourtant, force est de constater que les dispositifs mis en place peinent le plus souvent à donner satisfaction : une faible minorité des individus dits « citoyens » y participent, leurs propos sont souvent peu entendus, etc. Comment y remédier alors ?

Certainement en revenant à la source du débat : en effet, pour qu’il y ait une « participation citoyenne », il faut nécessairement des « citoyens ». Or, chacun d’entre les individus composant une nation est-il un citoyen par nature ? La philosophie éthique vient alors nous apporter un éclairage intéressant, auquel Theïa Lab souscrit très largement : Cynthia Fleury notamment (Les irremplaçables, 2015) défend l’idée que lorsque l’individu est insuffisamment constitué en tant que « sujet », que son processus d’ « individuation »  n’a pu s’accomplir de façon satisfaisante, il peine alors non seulement à se réaliser en tant que personne, mais également à se projeter dans la vie de la cité en tant que « citoyen ». En fonction des conditions de notre naissance et de notre évolution en tant qu’enfant puis adulte, nous sommes inégalement disposés à pouvoir réaliser cet accomplissement ; or, ce qu’elle nomme de façon conséquente une « érosion de soi » mène selon elle : ou bien à la résignation, au renoncement et au repli sur soi ; ou bien à la défiance, à la colère, voire au passage à l’acte. A défaut de pouvoir se connaître soi-même, d’avoir la capacité de rendre le monde plus intelligible, ou encore de pouvoir s’y exprimer, d’y exercer son imagination, l’individu reste régi par un environnement de contraintes et d’émotions (de « passions » dirait Spinoza) qu’il peine à interpréter, et dans lequel il lui est difficile d’évoluer en suffisante autonomie de pensée et d’action.

Corrélativement, cet individu aura le plus grand mal à se projeter dans la vie collective, à se soucier du Bien commun, et in fine à s’impliquer en tant que « citoyen ». Nos sociétés individualistes et consuméristes nous confortent très largement dans ce quant‘à soi subi/choisi, et ne nous incitent que très peu à nous tourner vers cet « autre » que nous côtoyons quotidiennement, mais demeurant inconnu. Nos sociétés numérisées peuvent nous donner l’illusion d’une plus grande ouverture au monde. Et pourtant, si l’on en croit Tim Ingold et la définition qu’il propose de la communication, les conditions sont loin d’en être réunies : celles d’une véritable rencontre, d’une attention portée l’un à l’autre, d’un climat favorable à l’échange sans jugement ni préjugés, qui seul permet de se laisser « affecter » par l’autre autant qu’il nous « affecte », et de « faire humanité » ensemble. L’attention, le soin, l’empathie ou encore la sollicitude sont autant de notions que nous interrogeons, dans les écrits comme sur le terrain, et que nous postulons comme essentielles à la vie en société. Plus largement, ces notions sont les meilleures garantes d’une capacité à comprendre et à respecter le vivant en commun, humains et non-humains : ce soin nous amène alors tout droit vers les champs de l’écologie et des humanités environnementales.